Pour une philosophie bretonne.

Chronique publié le 20/11/13 13:57 dans Cultures par Simon Alain pour Simon Alain

La rencontre de la différence est source de réflexion ou de « retour sur soi ». La philosophie française, faisant abstraction de la Bretagne autour de l'épineuse question de l'identité du philosophe René Descartes (1596-1650), a oublié ce précepte et, en conséquence, a cessé depuis longtemps de réfléchir.

Or, il est venu le temps de penser autrement que par « confrontation » ou seule « opposition de points de vue ». Il est venu le temps de penser par-delà tout « dualisme », et donc de réfléchir.

Rappelons qu'il doit exister « un autre que moi » pour que j'existe moi-même. Et si je tiens la confortation de mon existence de la réflexion que l'autre permet (selon Socrate, une vie qui n'est pas « réfléchie » ne mérite pas d'être vécue), je la dois aussi à la reconnaissance de l'autre.

Soit, d'une part, la reconnaissance que l'autre m'accorde. Et d'autre part, la reconnaissance que je lui accorde moi-même. Car j'ai beau, en réfléchissant, « affirmer ce que je suis » : sans l'autre, cette affirmation n'est que « monologue existentiel ».

Le rapport entre la France et la Bretagne est un dialogue de sourds parce qu'aucune des deux parties ne souhaite reconnaître l'autre avant de s'affirmer elle-même, craignant que l'autre ne la reconnaisse pas d'emblée. En cela, « le respect des différences » n'est pas une vaine formulation.

Il n'en va pas comme « des goûts et des couleurs » (je « respecte » l'autre « tant qu'il ne me remet pas en question »). Au contraire, l'autre me remet nécessairement en question (c'est même là tout l'intérêt). En ce sens, « le respect des différences » ne peut être que le respect absolu de la différence de l'autre dans ce qu'elle a de plus concret.

Rappelons que ce n'est pas le but en philosophie de « concilier » ou « réconcilier » des points de vue divergents. Au contraire, il s'agit d'encourager chacun à se développer pour lui-même. En l'occurrence, s'il existe bien une philosophie « française », parce que celle-ci a été voulue comme telle (au moins depuis le 18e siècle), et qu'elle a disposé de moyens pour ce faire (tout au long du 19e siècle), il existe également une philosophie bretonne (qui n'existe pas moins parce qu'elle n'aurait pas, jusqu'à présent, été « identifiable »). En effet, ce n'est pas parce que cette « philosophie » ou cette « pensée » n'a pas existé sous ce vocable qu'elle n'est pas pour autant dorénavant à constituer. Nous autres, Bretons, avons des choses à dire en la matière.

En effet, s'il existe bien une philosophie française « universaliste » (repérable de Diderot à Voltaire et de Bergson à Sartre), il existe aussi une philosophie bretonne qui rappelle l'individu à lui-même (repérable de Pélage à Lequier), libérant ainsi « un espace de sens et de création ».

En tant que Bretons, il y a une partie de nous qui n'est pas conciliable avec la philosophie française, en tous les cas telle que celle-ci se manifeste, c'est-à-dire en faisant abstraction de tout ce qui est « autre ».

Evitons donc la confusion de notre époque qui provient surtout d'un urgent besoin de changer, et donc d'une certaine impatience (légitime). Ce changement, nous le voulons tous, mais personne ne le souhaite vraiment pour lui-même tout de suite et maintenant (de la même manière que « tout le monde veut de la philosophie, mais que personne ne souhaite véritablement en faire si cela le concerne au plus profond de lui-même »).

Encore une fois, une philosophie bretonne doit pouvoir être constituée comme espace de réflexion permettant aux Bretons de penser, à nouveau, par eux-mêmes. Ce à quoi nous nous sommes essayés depuis un an, et dont la publication des Cahiers de la Philosophie (compte-rendu 2012-2013 des séances de l'Université Populaire de Philosophie Bretonne) témoigne.

Certains préparent le terrain depuis des années. Jean Pierre Le Mat, sans conteste, qui, le premier, a révélé l'enjeu d'un point de vue breton sur tout (et donc d'une « réflexion bretonne » sur tout). Yvon Ollivier qui, l'année dernière, avec son «Essai sur l'altérité au sein de la République», a considérablement fait avancer la question de la problématique « assimilation des différences ». Michel Treguer enfin qui, en 2008, dans son ouvrage intitulé «Gwir» (« Vrai ») écrivait fort à propos (p. 10), et de manière prémonitoire, la chose suivante :

« Pour que le changement s'impose, il faut que chacune des deux parties y trouve intérêt. Il me paraît possible de montrer que quelques défauts de principe grèvent le « modèle français », qui finiront par le miner si ses partisans ne le réforment pas. Et je crois nécessaire de recommander aux militants de la différence bretonne quelques renoncements difficiles (...). En somme, je suggère aux uns comme aux autres de sortir de leurs fortins idéologiques ».

La philosophie, ou l'exercice de la réflexion, permet cela, c'est-à-dire de « sortir des fortins idéologiques ». Ce que Descartes appelait en son temps, à la manière de Socrate, « les opinions, les préjugés ou les idées reçues » : ce que l'on ne « réfléchit » pas soi-même et que l'on accorde sans y penser.

Si je ne comprends pas « l'autre » dans tout ce qu'il est, au moins peut-il m'aider à me comprendre moi-même. Au moins en partie. C'est ce qui fait la richesse de l'existence : plus nous sommes nous-mêmes les uns et les autres, plus nous apprenons des uns et des autres.

Simon Alain

En raison de la manifestation de Carhaix prévue le samedi 30 novembre, la prochaine séance de l'Université Populaire de Philosophie Bretonne aura lieu le samedi 7 décembre (même heure, même lieu : 17 h 30 à l'ICB, 6, rue Porte Poterne à Vannes).

Vidéo : UPPB - séance 3 - Samedi 16 novembre 2013 / « L'identité chez Bergson et Descartes ».


Vos commentaires :
Michel Treguer
Vendredi 15 novembre 2024
Simon Alain peut me citer si ça lui chante, même si c’est hors contexte. (La phrase relevée concernait l’avenir de la langue bretonne et préparait l’énoncé de la thèse précise développée dans ce livre, à savoir l’inutilité d’obtenir la signature de la Charte des langues régionales ou minoritaires.)
Mais, puisque son billet m’est tombé sous les yeux, je ne peux pas laisser penser pour autant que j’approuverais désormais son entreprise d’hagiographie cartésienne. Je l’ai déjà écrit plusieurs fois sur ABP, cette lubie ne me convainc ni dans le détail de son argumentaire sur la vie et l’½uvre de Descartes ni dans sa présentation pompeuse comme le manifeste d’une « Université Populaire de Philosophie Bretonne » (sic).
C’est bien sûr un projet intéressant que de tenter d’apercevoir s’il existe des formes de pensée et de vie sociale qui pourraient expliquer la paradoxale survivance de la Bretagne. Mais à la condition de ne pas se poser en représentant exclusif d’une communauté à laquelle on n’a pas demandé son avis. À la condition de ne pas se contenter de « voler » les philosophes d’à-côté, mais de chercher vraiment chez nous : « de Pélage à Lequier » en effet, ouf c’est un peu commencé, ça sera vite fait parce qu’il n’y a pas grand monde… Et à la condition de ne pas se contenter de préceptes fumeux comme « penser par soi-même » sans se donner la peine d’examiner ce que c’est que « penser », ce que c’est que « soi », le rôle positif ou néfaste des héritages sociaux et linguistiques, etc.

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