Quels emplois pour les Bretons ?

Chronique publié le 8/11/13 14:00 dans Editorial par Jean-Pierre Le Mat pour ABP
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Les Bonnets Rouges du XXIème siècle

Le rassemblement des Bonnets Rouges, à Quimper le samedi 2 novembre, a regroupé beaucoup de monde et surtout une grande variété de professions. Les employeurs étaient présents. Ils ne constituaient vraisemblablement qu'une petite minorité. La manifestation de Carhaix s'est rassemblée sur l'idée qu'il fallait lutter pour l'emploi, mais sans les employeurs bretons. Elle était vingt fois moins importante, malgré l'appel de missionnaires parisiens venus, comme en 1675, prêcher la soumission à un ordre supérieur.

La différence se situe sur l'importance donnée aux emplois productifs, et sur la vocation productive de la Bretagne. Pour qu'il y ait des emplois productifs, il faut des employeurs et des marchés. S'il n'y a pas d'entrepreneur, il n'y a pas d'entreprise. S'il n'y a pas un marché, c'est-à-dire un service à rendre à quelqu'un, il n'y a pas non plus d'emploi.

L'emploi productif est proportionnel au marché. Ainsi, l'agriculture biologique crée des emplois, mais seulement en proportion de la consommation de ses produits.

D'autre part, les emplois productifs ne sont pas stables. Dans une économie mondialisée, il n'existe plus de marché captif. En conservant l'exemple de l'agriculture biologique, il n'est pas sûr que les Bretons fassent le poids face aux producteurs bios allemands ou asiatiques.

L'emploi administratif n'a pas les mêmes contraintes. La nécessité d'un employeur et d'un marché n'existe pas. Les bouleversements continuels du marché, qui provoquent les bouleversements de l'emploi, n'affectent pas les emplois administratifs, du moins pour l'instant. La concurrence étrangère n'existe pas.

D'où vient la production bretonne actuelle, en particulier dans l'agro-alimentaire ?

Ruinée par la monarchie absolue et la centralisation, la Bretagne est redevenue une région productive après la seconde guerre mondiale. L'agriculture de subsistance était devenue impraticable. Le partage des terres entre tous les enfants d'une famille nombreuse, et non plus attribuées à l'aîné, laissait le choix entre le départ à Paris et une valorisation de quelques champs exigus. La traditionnelle "polyculture-élevage" n'y était plus possible. Nos paysans sans terre se sont alors tournés vers une agriculture sans terre. Celle-ci, pour nourrir le travailleur, devait être à la fois spécialisée et intensive. Autour de cette solution de fortune se sont construits tous les services nécessaires : les usines d'aliment du bétail, les organisations de producteurs, les constructeurs de bâtiments d'élevage, les abattoirs. A partir des années 60, les filières se sont organisées pour sécuriser la production et la valoriser, en transformant le lait en yaourts, les légumes en plats cuisinés, la viande en morceaux prêts à cuire. Certains des meneurs comme Jean Le Meliner, créateur de Magadur, étaient des militants bretons. D'autres, comme les patrons de l'Office Central de Landerneau ou de la CANA d'Ancenis, étaient de tradition conservatrice. D'autres comme Georges Pérus, directeur d'Unicopa, étaient des marxistes.

Ces emplois productifs sont aujourd'hui menacés. Pourquoi ? Bien des raisons peuvent être invoquées. D'aucuns se disputent pour identifier les tares de l'économie bretonne, les responsabilités des uns et des autres, l'incompétence ou l'appât du gain.

Je ne discute pas leurs explications et leurs condamnations. Je suis un frère de celui qui meurt, pas son médecin légiste.

Je ne suis pas non plus de ceux qui pensent qu'un pays peut vivre librement s'il sacrifie ses emplois productifs. Les emplois administratifs sont nécessaires pour assurer les services publics. Les emplois subventionnés sont nécessaires pour assurer la qualité de vie, en entretenant les paysages, les monuments, la création artistique. Mais tous ces emplois sont assis sur les besogneux, les anonymes, ceux qui produisent des marchandises.

L'emploi productif a précédence sur l'emploi administratif, comme le travail a précédence sur le capital, et comme la production de richesses a précédence sur sa redistribution.

Les scandales financiers et sociaux accréditent l'idée qu'un patron serait hors-jeu pour l'emploi, parce qu'il ne cherche qu'à maximiser ses intérêts personnels. Cette thèse, même si elle n'est pas vraie pour beaucoup de PME, correspond à une vérité statistique qui permet d'expliquer les ressorts du capitalisme.

Ce qui est vrai pour les acteurs de l'économie marchande est également vrai pour les acteurs politiques et institutionnels. James M. Buchanan, prix Nobel d'économie en 1986, a montré que la maximisation des intérêts personnels explique, de façon statistique, les comportements de tous les décideurs. A la différence du capitaliste, l'intérêt personnel de l'acteur public n'est pas d'accumuler un capital. Il est de se rendre indispensable. "Faire carrière" dans le privé, c'est amasser de l'argent. En politique, c'est se faire réélire ou postuler à des mandats plus importants. Pour un décideur de la fonction publique, c'est de rendre son administration présente et incontournable.

Le poids de la grande bureaucratie, comme celui du grand capital, est devenu insoutenable et les réactions de refus se multiplient. Ainsi, la baisse des charges pour les entreprises s'est faite en créant une usine à gaz, le CICE (Crédit d'Impôt Compétitivité Entreprise) et un grand nombre de PME recule devant le dossier à remplir. L'aide aux plus défavorisés, le RSA, est ressenti comme une mise sous tutelle administrative ; plus d'un million de foyers qui pourraient y accéder n'en font même pas la demande. Le souci écologique s'est transformé en une écotaxe injuste, inhumaine, scandaleuse, destructrice des territoires. A chaque nouvelle réforme, qui part pourtant d'une bonne intention, on ressent une perte de liberté.

Le rassemblement des Bonnets rouges est une révolte des forces productives. Elle est soutenue par toute une population. Les Bretons, qu'ils travaillent dans le public ou dans le privé, considèrent que la Bretagne est un territoire productif. Nous ne voulons pas devenir une réserve d'indiens.

La culture d'honnêteté et de solidarité qui caractérise les Bretons devrait nous permettre de nous en sortir et de trouver une manière bretonne de vivre ensemble. Nous-mêmes.

Jean Pierre LE MAT


Vos commentaires :
Dimanche 28 avril 2024
Vous nous dites que la l'opposition entre les manifestations de Quimper et Carhaix consistait en ce que celle de Quimper valorisait les forces vives et productives, et l'autre pas.
Cela me semble être une vision trop schématique, et donc fausse.
J'ai surtout vu à Kemper (car j'y étais ) l'alliance hétéroclite de divers courants, parfois antagonistes, dont les deux principaux étaient d'un côté des travailleurs en désarroi venant du monde agricole et agroalimentaire, pilotés par le patronat et la Fdsea, et incarné par Thierry Merret, et de l'autre les partis autonomistes (ou régionalistes ) bretons suivant Chistian Troadec. Ainsi L'UDB présentait fièrement son profil autonomiste, le côté «  écologiste » faisant profil bas.
A Carhaix, l'alliance entre syndicats ouvriers et les écologistes était presque aussi hétéroclite, puisque le Front de gauche, ultra-jacobin, quoiqu'il en dise, côtoyait Europe écologie , seul parti français à concevoir l'autonomie régionale...
Donc, ce qu'on peut constater déjà, c'est que la manifestation des bonnets rouges, malgré ses aspects positifs, a opéré une profonde division dans le (trop petit) monde du mouvement breton, ou du moins dans celui favorable à une autonomie bretonne. C'est d'autant plus regrettable que , chose rare et très importante( l'air de rien ), Europe écologie les verts, Breizhistance, Bretagne réunie, le Parti breton, l'UDB venaient, enfin, de signer un manifeste commun (libérons les énergies en Bretagne ), éventuel premier pas vers d'autres actions communes.
Parlons économie maintenant, et d'abord agriculture. Il n'est pas inutile de rappeler que l'élevage hors-sol en Bretagne a été décidé et initié par Paris, Pisani étant ministre de l'agriculture de De Gaulle. ( C'était l'époque où des bretons un peu honteux, face à la nécessaire modernisation, avec beaucoup de courage et d'enthousiasme, relevaient le défi et abandonnaient peu à peu le breton au profit du français, la pie noire bretonne au profit de la frisonne, le bois massif pour le formica )
Pas inutile non plus de rappeler que depuis, le même ministère parisien n'a cessé de collaborer avec la FDSEA pour en arriver à la situation actuelle : une situation de faillite économique, sociale, environnementale …
On nous parle beaucoup en ce moment des méfaits de l'Economie toute puissante, mondialisée et cruelle, virtualisée par le jeu de la finance, se jouant du politique et lui dictant sa loi . Je vous demande par avance de m'excuser pour ma grande naïveté, mais ne faudrait-il pas pour essayer de dominer ce monstre insensible, commencer par lui opposer simplement un peu d'éthique ? Et en agriculture, par exemple, s'efforcer de produire d'abord une alimentation saine et savoureuse ? ( Combien ai-je rencontré d'agriculteurs qui jamais ne consommaient leur production ! ) Une agriculture qui n'obligerait pas les gens du pays à acheter de l'eau en bouteille et les paysans à travailler avec un masque à gaz sur le nez ? Le breton André Pochon a démontré depuis longtemps qu'une agriculture qui ne fait que prôner le bon sens, le retour aux règles de base de l’agronomie, le rythme des saisons et le bien-être des animaux pouvait y arriver, et cela sans dépendre des primes européennes. Et sans même prétendre à l'étiquetage « agriculture biologique »...
Si l'idée d'autonomie régionale est pour moi une idée d'avenir, le modèle agricole breton actuel est un modèle du passé ; cette alliance ne peut être que stérile sur le long terme.
Maintenant, la Bretagne doit se défaire du passé et ne pas craindre d'aller de l'avant, en économie comme en politique
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