Entrons par la porte Mordelaise, aux tours assises sur l'enceinte gallo-romaine du 3è siècle, non loin, dit-on, d'un temple de Minerve joignant notre Dame de la Cité, chapelle des plus antiques. Cette première enceinte fut complétée de deux autres, afin d'enclore les faubourgs, à l'est vers Saint-Georges, et au sud de la Vilaine, vers Saint-Etienne et le champ Dolent, où bouchers et amidonniers exerçaient leur métier. On trouve fréquemment, dans les soubassements de l'antique «ville rouge», tuiles, briques débris d'entablements, fûts de colonnes, pilastres, de chapiteaux, pierres tumulaires, bas-reliefs et même des statues plus ou moins mutilées.
Car, ici, le pas qui résonne sur le pavé sonne aussi aux tréfonds du passé. Il ébranle ce fragile ciment jeté dans les fissures des soubassements d'où montent les humeurs méphitiques, la mauvaise humeur des anciens. Adossés aux stèles brisées, étendant sous les dalles funéraires aux inscriptions lapidaires leurs os grinçant, pauvres ou riches, tendent leurs membres squelettiques vers des pièces d'or éparses, trésors épandus d'un gigantesque pillage
En 1774, on trouva en effet, rue de la Monnaie, un trésor, dont une patère d'or de 2,4 kg, l'une des plus belles de l'Empire romain !
D'après Albert le Grand, un autre temple, dédié à Isis, se trouvait à l'emplacement du palais Saint-Georges. Ce culte égyptien s'était répandu dans les provinces romaines, et en Bretagne sous l'influence de recrues africaines ? (Maures). La déesse, qui préfigure la vierge à l'enfant, se retrouve peut-être dans les toponymes en Is, Izieux, Ker Ys, Hent Ys, Sulis (Castennec), Rhuys en Bretagne et dans l'Oise … s'en conserve t-il le souvenir dans l'étrange Vénus de Quinipily de même que dans les vierges alitées de Lanrivain ou du Yaudet ?, fêtée la nuit du 1er mai comme pour l'antique culte de Bel. Un Harpocrate en bronze (fils d'Isis) fut d'ailleurs découvert à Corseul de même qu'à Carhaix (Kerhaes)
Porte Mordelaise épiscopale et ducale, car, sous ses voûtes profondes, passaient les souverains de Bretagne en leur «joyeuse entrée» tandis que, pour l'occasion, le «davant du portal» avait été «refreschi et paint aux armes de Bretagne».
C'est jour de marché. Passées les barrières où les taxes se perçoivent, les nations se pressent et se bousculent dans les rues étroites de la cité. Français, Allemands, Espagnols, provinciaux aussi, Limougeauds, Angevins, Normands, Poitevins et Auvergnats, tous convergent vers la cohue couverte, par le petit ou le gros bout, entre la porte saint Michel et le Champ-Jacquet où se jouent parfois des mystères. En 1401, Jean IV y fut convié à un dîner splendide.
Non loin, se dressaient, avant 1405, le donjon, et ses six tours reliées par des courtines, de la motte du Chastel, forteresse des comtes de Rennes et des ducs de Bretagne, depuis Gurwand, gendre d'Erispoé, jusqu'à Jean IV le Conquéreur. Au nord de la Cohue, voici la Feuillée ou Auditoire de justice ordinaire et prison (Présidial en 1552). Ces lieux gardent le souvenir de Bertrand d'Argentré. Sénéchal de Vitré, puis de Rennes, à la tête du Présidial ensuite. Jurisconsulte renommé, il possède une bibliothèque de 3000 livres, contribue beaucoup à la Nouvelle Coutume de Bretagne, puis rédige une histoire de Bretagne critique envers la France et qui déplait en haut lieu. Edulcorée avant publication, l'oeuvre originale circule sous le manteau.
En ces temps héroïques, la justice passe et le condamné trépasse. En 1603, la cuisson dans l'huile fut le châtiment d'un faux monnayeur. En 1631, selon un article de la gazette de Théophraste Renaudot, Jean Baton, avocat, brûle un crucifix au cours d'une beuverie à «L'auberge du sauvage», près du cimetière de Bonne Nouvelle (place Sainte Anne), il est condamné à faire amende honorable, à genoux, un cierge en main, puis pendu, brûlé et ses cendres jetées au vent. Le couvent de Bonne Nouvelle (des Jacobins ensuite) fut bâti à la demande de Jean IV après sa victoire sur Charles de Blois à Auray; Charles VIII et Anne s'y fiancèrent.
Des marchands, des paysans, les «gars» de la basse-ville, outre des gueux, vagabonds, fouetteurs de pays et autres gens sans aveux, affluent vers les halles, à la porte saint Michel où exposent pintiers (fabricants d'étains et plombiers) et forgerons; au marché à l'Avoir où se vend sel, gruau, laine et bêtes vives (place du Calvaire); au Cartage (droits perçus sur les bestiaux vivants), pour les poids, les cuirs et la mercerie; rue de la Poissonnerie ou à saint Germain.
En tous ces lieux, sur places et placis, se négocient chevaux d'Allemagne, au moins 120 livres l'un, lacets et pipes de Rennes, draps de pontoise ou de Moncontour, «façon de Rennes» ou de Rouen, carisés anglais légers et colorés, velours, brocards, taffetas, soieries du levant ou de Tours, toiles de Flandre et de Brabant, fourrures, bas et tricots de Jersey et Guernesey, vins d'Espagne et des Canaries, fruits et légumes des paroisses alentour, poires bon-chrétien et mélocoton (pêches) du manoir épiscopal de Bruz, qu'apportent, par charretées, les paysans vêtus de tuniques ou de peaux de chèvre, coiffés de bonnet en peau de lapin, taupe ou castor, accompagnés de joyeux gamins vêtus de droguet. Dans cette foule avancent, avec circonspection, évitant crottin et caniveau, quelques élégants et notables habillés de pourpoints et de chausses et portant chapeaux emplumés. En bas de Saint-Jacques, les changeurs s'affairent dans des cabanes de six pieds carrés, à compter livres tournois, sols, billons et autres oboles sans compter les réaux espagnols et les florins flamands.
A-t-on soif ?, chacun, suivant sa condition, dirige ses pas vers l'Hostellerie « L'image Jean » ou à l'auberge du « Chapeau Royal », d'autres vont au cabaret de « la Pie qui boit », à « la Croix Verte », à « la Corne de cerf » ou chez quelque hôte débitant. On se rince le gosier de piquette, de clairet d'Anjou, d'un bon vin de Gascogne, 12 sous le pot, ou même d'un petit vin breton provenant de la porte aux Foulons (moulin à fouler les laines dans le fossé) ou des côteaux de saint Martin ! On tope là, on discute, on s'agace, on oublie «de mettre des ridelles à son verre», et voilà qu'il se lève querelle, et l'on entend «chanter des pouilles» et des injures, mais le bruit et la fureur d'un instant se diluent bientôt dans le brouhaha général et chacun d'attraper à nouveau «le bout de la route» et de s'égailler.
A-t-on faim, alors on s'arrête chez le pâtissier pour se régaler de darioles à la crème frangipane, d'oublies à la fleur d'oranger, de pastés de poires ou d'anguilles ou de talmouse au fromage.
Indifférents à la foule, certains vaquent à leurs occupations ordinaires. Un pêcheur contemple rêveusement son bouchon, assis dans sa barque, à l'ombre d'un saule, sur un bras de la Vilaine sinueuse, en face du port et de l'hôpital saint Yves à l'occident et de la tour de Vilaine à l'orient, près d'une île … Des lettrés musardent dans les librairies, chez Logeroys, Jean Macé, Julien du Clos ou Bertrand Avenel. Ils reluquent psautiers, missels à 2 écus, bréviaires, un Lucain ou Boèce, le calendrier des bergers, les « contes d'Eutrapel » de Noël du Fail, ou le « livre de l'évêque Marbode », écrivain et poète, évêque de Rennes, célèbre en Europe, édité à Vienne, puis à Rennes sous le patronage d'Yves Mayeuc. D'autres encore jouent au papegault, près la tour du chêne ou au jeu de paume, rue Baudrairie où se travaillent les cuirs et peaux.
Mais laissons là tous ces gens et partons explorer la ville. A l'est du Champ-Jacquet se voit le Beffroi (1467) construit sur la tour Saint James, avec ses gargouilles à têtes de dragon, son horloge, le bourdon « madame Françoise » et son jaquemart, un saint Michel doré qui tourne la tête et brandit son épée (Rabelais en parle). Descendant vers la Vilaine par la rue Tristin ou la rue Neuve, voici la Grande Porte (porta magna) entre la place du Calvaire et la Baudrairie. Dans cette rue Tristin ou Trégetin, débuta l'incendie de 1720. Rue saint Yves se trouvait l'hôtel ducal ou François II et Anne de Bretagne furent reçus. Les dames de compagnie logeaient rue Saint-Denis (rue des Dames). En 1490, s'y déroula la cérémonie secrète du mariage par procuration de la « bonne duchesse » : avec Maximilien d'Autriche. Plus tard, le conseil de ville se réunit dans ce logis. La chapelle et l'hôpital Saint-Yves furent construits par un prêtre de Tréguier. Les Juifs de Rennes vivaient le long de la Vilaine, à coté de l'hôpital Saint-Yves. Ils possédaient une synagogue entre la porte Mordelaise et la tour Moran. Le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, qui réprima les révoltes du Papier timbré et des Bonnets Rouges, y gagnant au passage le sobriquet de «gros cochon», demeurait à l'hôtel de Brilhac, rue des Dames, dont les jardins donnaient sur la promenade du Mail, qu'il fit construire et planté d'ormes, le long de la Vilaine, aux environs du pré Raoul.
Je ne raconterai pas ici l'histoire tumultueuse de cette ville sage, en apparence. Elle vit, sans doute passer, des secours en route vers Alésia, puis ce fut la conquête romaine, les invasions barbares qui stimulèrent ses habitants pour ériger promptement leur enceinte resserrée au confluent de l'Ille et de la Vilaine, vici-onia, dit-on, villa-onia plutôt. Puis ce furent les Saxons (Cesson), les Normands, les Francs et des combats de légitimité, où les Bretons l'emportèrent souvent. Enfin les voilà combattant avec superbe et portant le fer de l'éloquence et de la contestation contre ce pouvoir absolu. Par le fait, il ne dura pas beaucoup plus loin que ne vécut le mufle de Versailles (Louis XIV) et disparut absolument. Les révoltes de 1675, La Chalotais ensuite, en apprêtaient la fin. Arrêtons-nous sur cette histoire, qui fut en sorte, un présage et une répétition de la Révolution.
En 1675, le peuple, soutenu discrètement par les bourgeois et les nobles de l'antique nation, se soulèvent contre les impôts nouveaux. Il ressent de différentes façons le déclin du commerce et la baisse de l'activité toilière, un assujettissement croissant à la réforme catholique, un appesantissement du pouvoir absolutiste. Bien entendu tout cela n'est pas clair dans l'esprit de nos émeutiers, mais n'oublions pas, celà n'est pas un hasard, que la Bretagne entama un purgatoire culturel et économique de trois siècles après ces événements, que même la révolution n'a pas interrompu. Madame de Sévigné, par « l'exquise » qualité de ses relations, a été le témoin indirect de ces évènements. Elle ne tente pas de comprendre les motifs de la révolte, car l'analyse, la compréhension des évènements, sont absentes de sa prose. Ne lui demandons pas l'impossible.
Après quelques temps de désarroi, le duc de Chaulnes reprend la situation en main, aidé de huit à dix mille hommes, il fait son métier. Des paysans sont pendus en Cornouaille. Réflexion de Madame : « celà leur apprendra à parler » ! A Rennes, une rue entière, la rue Haute (de Saint-Malo actuelle) est détruite, ses habitants, femmes et enfants, innocents et « coupables », sont pêle-mêle jetés à la rue au début de l'hiver, avec défense de les secourir. Des troupes de soudards mal réglées, s'installent en ville et causent les pires outrages (viols, meurtres, vols) sans émouvoir leur chef, l'intendant Pomereu, un ami de Madame (logé à l'Hôtel du Molant), qui fit relâcher et réintégrer tous les fauteurs de troubles. Nous présumons que la plume de Madame nous fera la grâce d'une petite compassion ! mais las, la légèreté, la raillerie … et la sottise inhérente à son caractère superficiel reprennent le dessus. Délaissez cette commère de chic et lisez plutôt Noël du Fail, son aîné, vous verrez ce que peuvent talent, finesse et humour réunis.
Chronologie succincte
1428, 142 jours chômés !
1491, fiançailles d'Anne de Bretagne et de Charles VIII dans la chapelle de Bonne Nouvelle (Jacobins, près place sainte Anne)
1518, François 1er entre à Rennes
1539-85, la Vilaine, première rivière de France à être canalisée et munie d'écluses
1561, transfert du Parlement à Rennes
1563, Rennes désertée à cause de la peste
1563, La défense de la ville est assurée par des cinquanteniers et dizainiers. Quatre cantons à Rennes et donc quatre compagnies de 300 hommes munies de 100 arquebuses, 70 piques, 16 hallebardes. Ils s'occupent aussi du nettoyage des rues, de lever les deniers.
1564, l'Evêque de Rennes joue au jeu de paume dans le cimetière Saint Etienne
1566, Charles IX entre à Rennes
1584 Mercoeur tient la ville du 13 mars au 8 avril
1586/1598, Rennes bastion royaliste
1592, un procureur (maire) à la tête de Rennes
1597, près de 500 personnes meurent de misère dans le quartier Saint Aubin
1598, Henry IV entre à Rennes
Vers 1602, la tête du brigand la Fontenelle fut exposée porte de Toussaint
1602, démantèlement des murailles
1610, service funèbre à la cathédrale pour la mort d'Henry IV, sergents en vêtement de deuil, casaques noires, crêpes noir aux hallebardes, chapeaux de deuil
1624/1632, Peste
1636, sédition pendant trois jours contre la rumeur de gabelle et les impôts, la maison du commissaire aux Etats assiégée, aux cris de « vive le roi sans gabelle », « chacun un morceau du commissaire », sédition peut être organisée par les Etats contre Jean d'Etampes, improbable Intendant
1639, dysenterie au nord de Rennes, à Hédé, 25 000 victimes dans les diocèses de Dol et de Rennes, 100 000 morts dans tout l'Ouest ! surtout des enfants
1645, Molière à Rennes
1662, le 4 juillet, émeute de femmes, elles insultent un parlementaire de choix, l'évêque, demandent la libération de camarades arrêtés, une femme est tuée, ville sous tension pendant deux semaines, les femmes libérées
1675, révolte du Papier timbré à Rennes et des Bonnets Rouges en Basse-Bretagne
1720, grand incendie
Quelques Sources
• Rennes ancien, par Ogée, annoté par A. Marteville.
• Notices sur les rues de Rennes 1883, Wikisource
• Recherches sur la Bretagne par Jean-Baptiste-François Delaporte
• Guide du voyageur dans Rennes et ses environs par M. Adolphe Orain
• Histoire de Rennes par Xavier Ferrieu
■Albert ( un agnostique qui n'en fait pas pour autant une profession de foi)