Einstein, dans la théorie de la relativité restreinte, montre que l'espace et le temps, sans être identifiables l'un à l'autre, sont interdépendants. Il existe un rapport constant entre les mesures d'espace et de temps.
- Dis-donc, Jean Pierre Le Mat, où veux-tu en venir ? Tu commences ta chronique en faisant le kéké. Quel rapport avec la Bretagne ?
Je n'ai pas l'intention de limiter ma réflexion et ma vision du monde pour être un «bon» breton. Ce serait du provincialisme. Mais, OK, si on prend les choses comme cela, j'annonce tout de suite où je veux en venir….
Notre incapacité à relier l'espace et le temps, c'est l'incompréhension entre Bretons, en particulier autour de l'agriculture bretonne. Cette incompréhension est grave. Elle pourrit les rapports sociaux et le dynamisme économique. On ne peut mener vers l'autonomie un peuple dont les membres ne se comprennent plus.
Les intérêts contradictoires existent partout. Avec un peu d'astuce ou d'intelligence, il est possible de trouver des solutions acceptables. L'incompréhension est beaucoup plus dramatique. Elle empêche toute solution positive. Elle ne peut être réglée que par des victoires ou des défaites, avec à la clé l'arrogance des vainqueurs et l'amertume des vaincus.
Les écologistes posent le problème des densités et des pollutions agricoles. Certains se contentent de dénoncer ; ce ne sont pas eux qui m'intéressent. Ceux qui se sentent concernés par l'avenir de la Bretagne proposent des solutions sous la forme d'actions à mener. L'approche parait incontestable. Mais, quand on écoute attentivement l'agriculteur, les normes et les procédures ne suffisent pas à son logiciel de compréhension. Les nombreux aléas auxquels il est confronté font qu'il accomplit autant une nécessité balisée par des impondérables qu'un travail balisé par des procédures. Ecoutez-le attentivement quand il parle de ses terres, des maladies du bétail, des cours mondiaux. Entre l'écologiste et le paysan, on a l'impression du même décalage qu'entre celui qui pilote un paquebot et celui qui barre un dériveur. L'un suit des procédures. L'autre a besoin d'autre chose, plus difficile à exprimer, moins facile à transmettre, pour ne pas sombrer. L'un suit une route, l'autre essaie de garder un cap ; ce n'est pas la même chose.
Dans un conflit classique, les intérêts sont contradictoires, mais le profit que recherchent les uns et les autres est connu. Ici, nous sommes dans un décalage «culturel», qui concerne à la fois le temps et l'espace. Et c'est là que ma réflexion en arrive sur l'espace-temps et la relativité restreinte.
La Bretagne est à la fois espace et temps, géographie et histoire. La perception de ce qu'est la Bretagne varie selon les personnes. Posez la question autour de vous ; vous verrez.
Le Breton des champs voit plutôt la Bretagne comme un lieu de vie. Il en mesure l'étendue. Il observe notre situation péninsulaire, notre incroyable réseau de rivières, notre climat fantasque mais modéré, notre relief doux. Il en perçoit les caractères spécifiques. Il en ressent la différence et la permanence. Le Breton des champs se sent bien lorsqu'il est «à sa place». Ce n'est pas là une attitude de soumission, contrairement à ce que peut croire le citadin. Cette place est déterminée par le cheval d'orgueil qui caracole dans sa tête. Mais nous sommes bien dans la localisation, dans la géographie.
Le Breton des villes voit plutôt la Bretagne comme une trajectoire historique. Il en perçoit l'évolution. Il en ressent le passé et le présent. Il scrute l'avenir. Le Breton des villes est bien lorsqu'il se sent «dans le coup», «dans le sens de l'histoire», «dans le vent». Nous sommes dans le mouvement, dans une vive perception du temps.
Le Bretons de l'espace fait perdre du temps à la Bretagne. Le Breton du temps lui fait perdre l'équilibre. L'un perçoit la permanence au détriment de la trajectoire. L'autre perçoit la trajectoire au détriment de la permanence. L'un doit être au bon endroit et au bon moment pour semer, récolter, nourrir le bétail. L'autre croit en sa liberté d'action ; il fait même de la liberté une de ses valeurs fondamentales.
Le nationaliste des champs croit en l'éternité de son pays, à travers le renouvellement des saisons et des générations. Le nationaliste des villes veut l'immortalité pour son pays, à travers l'action et la volonté.
Le citadin est un homme pressé ; c'est un homme pour qui le temps compte. Son identité est liée, non pas à une localisation, mais à des ambitions. Le rural est un homme de la géographie, de l'étendue, de la distance. Son identité est liée au lieu. Il parle sans se lasser de tous ceux qui, avant lui ou avec lui, ont peuplé le lieu de vie qu'il connait.
Face aux paysans bretons, hommes de l'étendue spatiale et de la permanence, les écologistes se sont positionnés, un peu malgré eux, comme les hommes du temps. ils sont devenus les partisans de la trajectoire, du projet extérieur, de la procédure imposée. Un peu malgré eux, en effet ! Sur d'autres sujets, comme l'aéroport de Notre Dame des Landes, on les retrouve comme les partisans de l'étendue spatiale et de la permanence, moquant les hommes de projet, de procédures et de prévisions.
Mon opposition entre le Breton des villes et le Breton des champs est exagérée, je le sais. Il n'empêche qu'une incompréhension dangereuse existe entre les deux Bretagnes, celle de la durée et celle de l'étendue. Celle de l'histoire et celle de la géographie. La question de la métropole Nantes-Rennes illustre et creuse, elle aussi, l'incompréhension entre les deux conceptions de la Bretagne.
Nous avons chacun, dans notre Bretagne personnelle, une part d'histoire et une part de géographie. Pour que cette Bretagne devienne commune, il ne nous faudra pas seulement des proclamations ou des actes, fussent-ils courageux. Il ne suffira pas de s'agiter en brandissant un gwenn-ha-du. Il ne suffira pas de se rassurer en répétant que nous sommes tous Bretons. Il faudra que l'un d'entre nous possède le génie d'Einstein pour concilier l'espace et le temps, pour que la Bretagne soit à la fois un projet commun et un espace commun. Et si un seul d'entre nous ne suffit pas, alors il faudra un groupe des Bretons qui aient, ensemble, l'intelligence, l'originalité et l'ouverture d'esprit nécessaire.
Pour ne pas rester enfermés dans les incompréhensions actuelles, il nous faut trouver l'équation de la relativité bretonne.
Jean Pierre LE MAT
■Ni la dimension écologique ni la dimension économique ne distinguent les Bretons des autres peuples et des autres français... C'est pourquoi il faut sauver la langue bretonne, car sans elle il ne restera plus rien de breton.