Pourquoi les Bretons ne votent pas breton

Chronique publié le 30/03/13 15:24 dans Editorial par Jean-Pierre Le Mat pour ABP
t:1
https://abp.bzh/thumbs/29/29605/29605_1.png
Hannah Arendt

Il y a quelques temps, un sondage révélait que 18% des Bretons étaient favorables à l'indépendance. Et nous avons vu resurgir cette question : Comment se fait-il que les partis bretons recueillent si peu de suffrages ?

Les réactions sur ABP à mon récent article sur le terme de "nation bretonne" (voir le site) et la lecture assidue de la philosophe Hannah Arendt, m'amènent à risquer une explication.

Quand il est question de définir ce qu'est la Bretagne et la nation bretonne, les réponses diffèrent les unes des autres. Rien d'étonnant, me direz-vous. Mais je remarque aussi que beaucoup de commentateurs expriment, sous différentes formes, un refus d'aborder la question. Je n'ai pas mis en ligne sur ABP les commentaires, agressifs, insultants ou sans intérêt qui m'ont été adressés. Il en ressortait que la Bretagne est et doit rester une évidence incontestée. Ceux qui la nient doivent être refoulés dans la case "Jacobin". Questionner la certitude "Bretagne" est faire preuve de faiblesse, voire de trahison. Jean Pierre Le Mat, tu es un traître à la patrie !

Et pourtant… Tout ce qui a subi l'épreuve du temps et permet à la Bretagne d'exister sur le plan politique, culturel ou économique est le résultat de beaucoup de discussions. La réalisation n'est jamais passée par l'action style Rambo ou par l'argument d'autorité. Il a fallu écouter, comprendre, répondre, convaincre. Il faut bien plus d'énergie et de ténacité pour cela que pour asséner des certitudes.

A chacun ses goûts, dit-on. A chacun aussi sa propre définition de la nation bretonne. Pourquoi pas ? me direz-vous encore. Ce sont les différences d'opinion et de sensibilité qui font le charme de la discussion. Soit…

Oui, toutes ces affirmations colorées font le charme de la Bretagne … Et c'est là que surgit Hannah Arendt, comme un diable sorti de sa boîte.

Dans ses ouvrages comme "Condition de l'homme moderne" ou "Crise dans la culture", elle explore la différence entre le domaine public et le domaine privé. La cité grecque faisait la différence entre, d'une part la "Polis", lieu de la parole et de l'action, et d'autre part la famille, régie par le chef de famille. Le domaine public est, selon Hannah Arendt, le monde de la réalité humaine. La politique concerne, non pas les hommes en eux-mêmes, mais les relations entre des individus différents. La parole publique prélude à des actions collectives irréversibles et imprévisibles, alors que l'opinion privée est sans conséquence.

Le monde moderne a bouleversé cet équilibre par l'introduction du social, et en particulier du travail, dans l'espace public. L'homo faber, le travailleur qui fabrique une oeuvre, a créé un nouvel espace public, le marché. L'animal laborans, l'ouvrier moderne producteur de marchandises à consommer, s'enferme au contraire dans le domaine privé. 

Je ne suivrai pas Hannah Arendt dans tous ses développements, et en particulier son idée de dépolitisation liée à la division du travail dans la société de consommation. Le phénomène écologiste montre que les opinions privées peuvent construire une parole publique à travers les associations, particulièrement nombreuses et dynamiques chez nous. Les opinions privées peuvent aussi devenir une parole publique à travers les manifestations de rue, le boycott, les pétitions. C'est ce qu'on appelle la société civile, dont le concept a pris corps dans les années 80. Hannah Arendt, rappelons-le, est décédée en 1975.

Je retiens la distinction fondamentale entre domaine public et domaine privé. Le domaine public existe à travers les relations qui s'établissent entre des hommes différents et égaux. Ces relations d'égalité dans la diversité constituent ce qu'Hannah Arendt appelle le monde. Les actes y ont des conséquences au-delà de la vie de l'individu qui y participe et cumulent tous les risques. L'action politique est, dans ses développements et ses conséquences, imprévisible. Elle est irréversible. Il est impossible de contrôler quels sont ceux qui y prendront part. Le totalitarisme est une issue possible, en rendant les individus indistincts, en supprimant le monde, en arrêtant l'histoire. L'équilibre et le maintien du monde passe par des actions audacieuses, en particulier le pardon et la promesse. "La rédemption possible de la situation d'irréversibilité -dans laquelle on ne peut défaire ce que l'on a fait, alors que l'on ne savait pas, que l'on ne pouvait pas savoir ce que l'on faisait- c'est la faculté de pardonner. Contre l'imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l'avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses."

La dégradation de ces facultés, le plus souvent par manque de courage, signe la dégradation de notre vie politique. Elle explique que beaucoup de nos compatriotes s'en détournent. Mais elle n'explique pas le faible électorat des partis bretons.

La plupart des Bretons avouent un espoir de futur pour la Bretagne, mais à une condition. Il faut qu'elle conserve le charme qui la rend à leurs yeux "intemporelle". 

Or le charme et l'enchantement n'existent que dans le domaine privé. L'espace public est le lieu où le temps compte, où les choses évoluent, où la réalité s'impose, où l'enchantement disparaît. Dans cet espace, il faut argumenter, expliquer, convaincre. Il faut s'allier, construire avec d'autres. A la fois parole et action, la politique impose l'existence d'une rhétorique (tous des menteurs ! diront ceux qui ne croient plus au monde) et d'une stratégie (tous des magouilleurs ! diront-ils encore). 

Le non-vote des Bretons pour les partis bretons n'est pas signe d'indifférence pour la Bretagne. Ils collent la petite bigoudène «A l'Aise Breizh» sur leur voiture, ils écoutent la musique bretonne. Certains d'entre eux parlent le breton, la plupart n'ont rien contre. Mais ils ne veulent pas briser le charme. Ils ne veulent pas déchirer l'image d'une Bretagne intemporelle. L'électeur breton recule devant ceux qui, en exposant publiquement un trésor qui devrait rester caché, le mettent en insécurité. Dans le sanctuaire du domaine privé, chacun protège sa Bretagne, forcément plus authentique que la Bretagne commune, commune parce que mise en commun. 

Il ne faut pas que la Bretagne sorte de l'histoire à cause de la pudeur des Bretons. Entre Hannah Arendt, la "Polis" athénienne, le "marché" créé par l'homo faber, et la "société civile" d'aujourd'hui, il va nous falloir définir le domaine public dans laquelle la Bretagne devra être propulsée. 

Dans une prochaine chronique, et à partir de vos propositions...

Jean Pierre LE MAT


Vos commentaires :
Vendredi 3 mai 2024
Je mets ce commentaire écrit en partie, depuis quelques temps…

Ce qui a été infligé aux Bretons jusqu’aux années 50 …et au delà, ne s’applique pas à tous ! Généraliser c’est mettre dans le même sac ceux qui ont fait quelques études (à qui il sera peu pardonné) et ceux pour qui l’aboutissement scolaire était le « certif d’étuc prim », dont je suis… sans aucune honte de ma part. Un des avantages d’une instruction limitée pour ceux qui possédaient des étincelles de l’intelligence primordiale, c’est de ne pas avoir été gâchés par cette I.A (Intelligence Artificielle) qu’est à partir d’un certain niveau l’INSTRUCTION D’ÉTAT qui a finit par supplanter le peu que d’autres possédaient, au point qu’ils s’imaginaient penser pour tous et bien penser, comme de bien entendu ! Ils ont confondu « les outils » et « l’½uvre » ! Pris les uns pour l’Autre. Les résultats sont là à l’échelle de la planète, les outils mènent la danse. Mais si nécessaires pour bâtir…

Le mouvement breton ? De quoi est-il composé ?

Au fond 18%, 33%, 60% quelle différence ? Cela peut-être rien ou beaucoup selon que chacun d’entre ces pourcents « agit » séparément, individuellement, isolément dans des directions divergentes … ou bien que l’action soit menée collectivement, avec un même but commun bien défini, et simplement. Voilà a mon avis déjà, un des « pourquoi » les Bretons ne votent pas breton.

Car, de plus nous sommes aujourd’hui toujours dans le même cas de figure qui est à peu près celui qui se succède à lui-même depuis la guerre de…40 et qui est toujours au fondement de ce qui fait que les Bretons ne votent pas breton!

Pourquoi ???

a) Parce que depuis 40, les hommes et femmes de Bretagne ont accepté la « culpabilité » _largement dispensée par l’état et ses revirginisations nécessaires_ d’avoir eu en son sein des hommes qui voyant une opportunité ont fait un choix politique, harsardeux parce que non réussi, que depuis toujours, pourtant que d’autres hommes ailleurs ont fait avant eux pour la libération de leurs pays ! Le Peuple Breton majoritairement a accepté de subir l’opprobre de ces étranges « vainqueurs de 40 », et courbé l’échine plutôt que de combattre ces affirmations, pour le moins de les discuter…Et de les assumer en responsable de lui-même !

b) Parce que lâchement _conséquence de petit (a)_ des individus, et partis ont fait le choix politique stérile, d’endosser les oripeaux idéologiques, principalement de gauche pour être acceptés dans le « concert » du débat politique hexagonal. Allégeance, tout comme celle que les vaincus à l’est par le « communisme ? » russe, ont faite au stalinisme de 45.

c) Parce que _conséquence de ptit(b) ces individus et partis non rien proposé de différent du prêt à penser parisien et s’y sont même largement associé.
Dans ces conditions le peuple culpabilisé à longueur de décennies et qui n’a pu s’en dégager par la dispersion/dilution de son identité bretonne et les conséquences de ptit(a), a préféré ne pas se démarquer, ni se faire remarquer et a voté, et vote, pour les produits politiques similaires des « vainqueurs de 40 », sans risques comme dirait quelqu’un.

Les Bretons ne respirent plus !!! Ce n’est pas en faisant « du bouche à oreille » que l’on peut ramener à la vie, quelqu’un qui se noie…

0

Écrire un commentaire :

Cette fonctionnalité est indisponible en ce moment, mais existe sur votre ordinateur.

Combien font 4 multiplié par 5 ?
Note : Ce lieu est un lieu de débat. Les attaques personnelles ne sont pas autorisées. Le trolling est interdit. Les lois contre le racisme, le sexisme, et la diffamation doivent être respectées. LES COMMENTAIRES ÉCRITS DANS UNE LANGUE AUTRE QUE CELLE DE L'ARTICLE NE SERONT PAS MIS EN LIGNE.