Il fut un temps où il était de bon ton de dire : «Tout est politique». L'idéal était de disposer d'institutions protectrices, assurant à tous le revenu, la sécurité, l'éducation et le reste. C'était Big Brother devenu ange gardien, Léviathan qui aurait muté en Shrek, le gentil ogre. On ne voyait plus que le côté lumineux de la Force. Les plus fervents du tout-politique s'irritaient de voir que des initiatives privées comme les Restaurants du Cœur s'arrogeaient des prérogatives qui auraient dû être du domaine public.
Les choses ont changé à partir des années 80 avec le déclin de l'univers communiste, qui était l'univers le plus politisé. Le mouvement Solidarnosc en Pologne a fait émerger une réflexion sur la société civile en tant qu'alternative à la classe politique, lorsque celle-ci, pour différentes raisons, est inopérante. A la même époque à Prague, Vaclav Havel voyait dans la société civile les forces qui permettraient à la société post-totalitaire de se recomposer.
L'Unesco a tenté de définir la société civile comme l'ensemble des forces permettant une auto-organisation de la société, en dehors du cadre politique et du cadre marchand.
Pour des raisons géographiques évidentes, les Bretons sont éloignés des lieux réels du pouvoir politique, qu'ils soient français ou européens. Certes, nous pouvons jouer l'un des pouvoirs contre l'autre. Les Bretons ne se privent pas du plaisir d'être plus européens que les autres, dans le seul but d'être moins français. Mais au-delà de ces manœuvres, il faut bien admettre que les forces de notre société civile sont un des seuls atouts dont nous disposons pour nous organiser à notre gré. Notre salut ne viendra pas de l'extérieur, y compris de Strasbourg ou de Bruxelles.
Le post-modernisme a entraîné en Occident un déclin des institutions. Nous pouvons le déplorer, critiquer l'excès d'individualisme qui a mené à cette situation, maudire ceux qui en profitent. Mais nous devons aussi nous apercevoir que cette situation crée une opportunité pour la Bretagne. Lorsque la marée descend, elle laisse apparaître des rochers jusque-là invisibles. L'affaiblissement du pouvoir politique permet à la société civile bretonne d'émerger.
Entre le monde institutionnel et la société civile, il y a un malentendu. Les institutions imaginent qu'elles impulsent une dynamique et que rien ne se ferait sans elles. La société civile n'en croit rien ; ce qu'elle demande aux institutions publiques, c'est seulement qu'elles permettent, qu'elles ne bloquent pas. Le «représentant élu» croit être un «acteur», ce que, dans un univers libéral, il n'est pas. La différence peut être illustrée par l'écart entre la marque «Produit en Bretagne», née dans la société civile, et la marque «Bretagne», créée plus de quinze ans plus tard par les institutions et subventionnée à mort, sans aucun profit pour les emplois.
Les Bretons entretiennent une conception particulière du rapport entre la société civile et les institutions publiques. Lorsque nous lisons les journaux, nous pouvons constater que nos élus sont moins cyniques qu'ailleurs. Ce ne sont pas eux qui disent, en se croyant très fins, «les promesses n'engagent que ceux qui y croient». D'autre part, les carambouilles avec l'argent public existent, mais elles sont moins fréquentes que dans d'autres régions comme Paris ou la Côte d'Azur. La probité statistiquement supérieure de nos élus s'explique peut-être par notre tradition catholique. Tout comme le prêtre est un intermédiaire obligé entre le peuple et Dieu, l'élu breton se considère comme un intermédiaire entre le peuple et la République. Il s'impose de ce fait une certaine retenue. En compensation, la plupart d'entre eux sont très chatouilleux sur leur légitimité, qu'ils considèrent comme incontestable.
D'autre part, l'observation de la société bretonne me fait penser que nous avons conservé de nos ancêtres Chouans une difficulté à passer du prêtre de Dieu à l'élu de la République. La modestie bretonne nous oblige peut-être à considérer que celui que nous avons nous-mêmes choisi ne mérite pas une pleine confiance. Ce qui nous plaisait dans la religion catholique, c'était que le berger se veuille au service de son troupeau, tout en lui étant supérieur. Avec les élus du peuple, le plus souvent dépassés par les savoirs et les événements, sélectionnés parce qu'ils sont moyens en tout, parce qu'ils sont non pas supérieurs mais acceptables, ce paternalisme inversé n'est plus possible.
Pour bien différencier les valeurs sur lesquelles fonctionne la société civile par rapport aux valeurs «civiques» ou «citoyennes» du monde politique et institutionnel, voici quelques réflexions. Le trait est grossi volontairement, afin de faire apparaître clairement les différences.
Les solidarités. Les institutions les considèrent comme supplétives à l'aide sociale publique alors que, pour la société civile, elles sont centrales.
Le bénévolat. Cette valeur s'est malheureusement estompée par l'habitude, prise par les associations, de s'appuyer sur des permanents subventionnés par l'argent public.
L'autodéfense. Conserver ou renforcer ses réflexes de survie, individuellement ou collectivement, permet de considérer la Police Nationale comme un élément complémentaire et non comme le seul garant de la tranquillité publique.
Les arrangements gagnant-gagnant. Ils remettent en cause la croyance qu'une justice extérieure est forcément performante.
L'audace et la créativité. Elles remettent en cause l'ordre établi et les réglementations. A ce titre, malgré la langue de bois des discours officiels, elles sont toujours suspectes aux yeux des institutions, surtout lorsqu'elles sont réelles.
La fierté. Elle entretient une proximité avec l'insoumission aux lois.
La confiance. Elle conduit à créer des circuits courts et donc à court-circuiter les intermédiaires publics, qui vivent de la défiance.
Il faut que la Bretagne apprenne à miser sur les valeurs communautaires de sa société civile, plutôt que sur les valeurs citoyennes de ses représentants institutionnels.
Jean Pierre LE MAT
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