A Saint-Brieuc, on ne parle pas breton !

Chronique publié le 19/10/12 14:32 dans Editorial par Jean-Pierre Le Mat pour ABP
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A Saint-Brieuc, on ne parle pas Breton.

Mes parents n'ont jamais parlé anglais.

Ils voulaient que j'apprenne des langues étrangères. Ils voulaient que je m'ouvre au monde. L'idéal pour eux était que je parle anglais et que, par ailleurs, je m'exprime en un français irréprochable.

Mes grands-parents avaient vécu l'inexprimable désarroi. Tout ce qu'ils disaient devenait dérisoire par leur façon de le dire. Etre condamné au silence aurait été préférable à ce flétrissement de la parole."Brezhoneg moc'h ha galleg kaoc'h" disaient-ils, dépités. Pour s'exprimer, ils n'avaient qu'"une langue bretonne pour les cochons et une langue française de merde".

A mon tour, je contemple mes enfants et je leur imagine un avenir ouvert. Je voudrais qu'ils parlent le chinois et l'arabe, et un breton irréprochable. Le français ? Pourquoi pas ? Cette langue fait partie de mon héritage. Mais le breton, même langue clandestine, les reliera à la terre et au ciel.

Aujourd'hui, je vis a Saint-Brieuc. J'entends pérorer sur les frontières linguistiques. J'entends dire : Ici, on ne parle pas breton. J'entends même : Ici, on n'a jamais parlé breton. Ces frontières bizarres sous-entendent une sorte d'interdiction pour le breton, seulement pour le breton.

Une écoeurante soumission se camoufle sous une apparente sagesse et une fausse érudition. Parfum de province... Etymologiquement, la province est "pro vincia", "pro vinctis", le pays vaincu, le territoire pour les vaincus. La préoccupation des frontières linguistiques est celle du provincial monolingue, qui ne parle que le français. Le bretonnant, lui, parle au moins une autre langue que le breton. Il n'est pas sensible à ces fossés géographiques fantasmés entre les langues.

La volaille en batterie a une perception très fine des limites à ne pas franchir. Le canard sauvage porte son regard vers de nouveaux horizons.

A Saint-Brieuc, on ne parle pas breton.

Absence de fantaisie ou absence d'ambition? Peu importe. Absence d'existence. Désir maladif d'être conforme, grisâtre, invisible. N'avoir l'air de rien et, pour y parvenir, la perspective de n'être rien.

Vouloir que la Bretagne ne soit qu'une province française est une négation meurtrière. C'est le nihilisme du pauvre, tourné contre lui-même.

A Saint-Brieuc, on ne parle pas breton.

Refus de la turbulence humaine... Avant le français, le breton était la langue commune. Le fondateur éponyme de la ville et ses compagnons venaient du Pays de Galles. Ils parlaient sans doute une langue celtique commune aux deux Bretagnes. Dans cette langue fut composée Y Gododdin, notre Iliade, qui relate les exploits d'Owenn à la bataille de Kattraeth. Si l'on remonte plus loin dans le passé, sur ce bord de mer entaillé de vallées profondes, on communiquait avec une forme de latin et aussi un dialecte gaulois. Il y a plus longtemps encore, on y communiquait avec des langues préhistoriques dont on ne sait plus rien.

En faisant mes courses au supermarché de Saint Brieuc-ouest, j'entends des mots de turc et d'arabe. Une partie de mon travail se fait en anglais. Ma connaissance du breton intéresse mes amis algériens et sénégalais.

A Saint-Brieuc, on ne parle pas breton.

Mauvais choix entre la riche réalité humaine et la pauvre acceptation administrative... Triste sous-culture, sans passé, sans avenir, réduite à des certitudes d'école primaire, à des papiers officiels, à des articles d'une Constitution. "La langue de la République est le français". Dieux celtiques, vous qui êtes si nombreux et si différents, épargnez-moi le malheur de m'identifier à une telle république !

A Saint-Brieuc, on ne parle pas breton.

Suicide intellectuel... Les noms de lieux, ici, transpirent de bretonnité. Vallées du Gouët et du Goëlo. Quartiers de Rohannec'h et de Gouedic. Villes environnantes de Ploufragan, Langueux, Trégueux, Pledran, Tremuson. Peut-on vivre en harmonie avec un environnement dont on refuse d'entendre le chant ?

Mes parents n'ont jamais parlé anglais. Ils voulaient néanmoins pour que je trouve ma place dans la farandole mondiale qu'ils pressentaient.

Ils sont morts maintenant. Je sais, à travers eux et à travers d'autres, que je fais partie du peuple breton. J'en partage les colères, les rêves, les espoirs, les doutes. Outre le breton et le français, je parle l'anglais et l'espagnol. Je me suis essayé au chinois.

A Saint-Brieuc, on ne parle pas breton.

Mes parents voulaient que je parle anglais.

Jean Pierre LE MAT


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