Nous l'avions annoncé au cours de nos mercuriales précédentes, et plus précisément dans celles de mai 2009 et de mai 2010. La laïcité française, qui était de gauche au 20ème siècle, bascule à droite au 21ème siècle. Les récents propos de Marine Le Pen, brandissant le drapeau de la laïcité contre les prières musulmanes dans la rue et contre le financement public des mosquées, ne sont qu'un jalon de ce renversement. Paris, capitale de la France, est devenue la capitale européenne du repli identitaire le 18 décembre dernier en accueillant les Assises sur l'islamisation. On y a beaucoup parlé de laïcité. A gauche, on crie «au voleur !».
De tels basculements ne sont pas exceptionnels. Le nationalisme français, initialement lié aux idées révolutionnaires, a basculé de gauche à droite après la guerre de 1870. A partir de 1930, sous l'influence du communisme stalinien, il a réapparu à gauche.
La laïcité, longtemps fixée à gauche, à commencé sa migration. Un de ses rejetons, l'anti-communautarisme, né à la fin du siècle dernier, a été conquis par l'extrême-droite en quelques années. Au départ, il ranimait la vieille fiction de république une et indivisible. Il s'est transformé en un repli sur l'unité nationale autour d'un État fort. Dans la tradition politique française, voilà une proposition indécidable, comme disent les mathématiciens et les amateurs du théorème de Gödel. C'est une aspiration compatible à la fois avec le communisme orthodoxe, le national-socialisme, les mouvements antilibéraux et le républicanisme.
Le rêve de l'unité nationale autour d'un État fort n'a pas ravagé toute la gauche. Tout le monde ne s'est pas converti aux thèses de Ferdinand Lassalle ou d'Eugen Dürhing, que combattit Marx en son temps. Les écolos, une partie du PS, le NPA et les partis autonomistes ne confondent pas socialisme et étatisme.
Le Front National a fait de l'anti-communautarisme un marqueur et un cheval de bataille. Comme dans la stratégie de guérilla, les troupes brunes lancent leurs attaques à partir de ce sanctuaire central. Les territoires-frontières, cibles des prochaines conquêtes, sont faciles à discerner : c'est la laïcité et le républicanisme. Le fameux sursaut républicain, censé barrer la route au Front National depuis 2002, est pourri de l'intérieur. Il pourrait se retourner et devenir lui aussi un marqueur du repli sur un État normatif.
Le temps passe. Le sens des mots évolue, les mentalités aussi. Depuis bien longtemps, l'alternative au républicain n'est plus le royaliste. C'est, de plus en plus, le démocrate. Les Américains le savent depuis longtemps. Remarquons qu'en France le mot «républicain» ne jaillit désormais que pour justifier le statu-quo, une Constitution d'après-guerre et les mythes historiques d'école primaire. Le républicanisme français est un conservatisme paradoxal, en ce sens qu'il se réfère à une révolution. Celle-ci a été figée, embaumée, statufiée, divinisée. Nous ne sommes plus très éloignés du dilemme américain.
Aujourd'hui, l'alternative au laïque n'est plus le clérical, mais le multiculturel. La revendication laïque est souvent présentée comme celle de la liberté de conscience. Elle l'était peut-être au 18ème siècle. Au cours du 19ème siècle, le pouvoir d'État a été vu comme une alternative au pouvoir clérical. Cette alternative renvoie à la querelle médiévale entre les Guelfes, partisans du pape, et les Gibelins., partisans de l'empereur. Au 20ème siècle, la laïcité a accompagné l'uniformisation des esprits par la bureaucratie républicaine. Elle est entrée dans la Constitution. Aujourd'hui que le quadrillage clérical a quasiment disparu, elle garde quelque nostalgie de son lointain passé libertaire. Elle imagine que son ouverture d'esprit n'est pas contestable et que Voltaire n'est pas mort. Toutefois, à tout problème de diversité, elle ne voit qu'une solution administrative. Elle recommande une application gendarmesque de la loi de 1905. Il suffit de consulter les sites laïques ou libre-penseurs pour s'en convaincre ; ils ne brillent ni par l'imagination, ni par la tolérance. En moins ennuyeux, vous pouvez lire l'étude sur la Libre Pensée, sur votre site favori.
La loi de séparation des églises et de l'État a été sacralisée. Pas le droit d'y toucher. Les tentatives, pour faire de cette loi plus que centenaire la seule réponse possible à des questions complètement inédites, sont à la fois tristes et comiques. C'est comme aligner une diligence sur le Paris-Dakar. Un laïque argumenterait que la diligence a résolu, en 1905, les problèmes de transport.
Que signifie ce blocage, un parmi d'autres, de cette société bloquée qu'est la France ? Le laïque, épris au départ de liberté, s'est entiché de normes et de règlements. Ce qui lui importe, ce n'est plus la justice sociale ou le bien-être populaire ; c'est la conformité à la règle, même si celle-ci n'est plus adaptée à la situation. Il est, par conséquent et en toute logique, la prochaine proie des partis conservateurs.
Le site laïque le plus fréquenté, et de loin, est www.ripostelaique.com. Il a éclipsé tous ses compères anticalotins, lieux d'expression de petits bourgeois radoteurs qui sentent l'eau de cologne. Il est à l'avant-garde de la laïcité du 21ème siècle. Par paresse intellectuelle, il est considéré comme d'extrême-droite, mais il ne l'est pas. En revanche, il y mène. Où mènerait-il, sinon ? Le national-trotskysme est devenu dérisoire. JL Mélenchon ne fait pas le poids. Quand il parle de la Révolution française, il agite le spectre de Robespierre alors que les Français, impatients, attendent Bonaparte. Marine Le Pen récupère les idées et les comportements que la logique politique, telle une pente douce, fait rouler vers ses bas-fonds.
Nous n'avons pas à adhérer aux aspirations des musulmans. Mais il faut remarquer que, dans le combat pour le multiculturalisme, ils sont en première ligne. Leurs revendications en font des alliés objectifs de l'autonomisme breton.
«La Prudence est une vieille fille riche et laide, courtisée par l'Incapacité» disait William Blake. Toute alliance est un pari. Pour que la Bretagne fasse demain partie de l'Histoire, il va falloir nous adapter au rapprochement entre nos deux adversaires, l'extrême-droite française et la laïcité républicaine, unis dans l'amour d'une législation ringarde. Si, ensemble, ils parvenaient à rejeter l'Islam hors de la sphère publique, ils ne s'arrêteraient pas là. Viendrait le tour des minorités nationales, dont la Bretagne. Et cela, nous ne le voulons pas.
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