Les Presses universitaires de Rennes viennent de publier Bretons, Indiens, Kabyles… des minorités nationales, un ouvrage proposant une vingtaine d'articles sur la Bretagne, les minorités dans le monde ou la diversité. Ils sont tirés de communications lors de conférences du groupe Ermine (Équipe de recherches sur les minorités nationales et les Ethnicités), coordonné par le sociologue Ronan Le Coadic, auteur de travaux sur l'identité bretonne. Il explique ici la démarche et les motivations qui ont abouti à ce livre, en vente dès le 2 avril.
Qu'est-ce que le groupe Ermine ?
C'est un groupe de recherche créé en 2004 à l'université Rennes 2 et rattaché au Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC). Il fédère des chercheurs et universitaires qui souhaitent réfléchir à la Bretagne contemporaine, aux questions d'identité et aux minorités dans le monde. Au cours de nos séminaires, nous avons ainsi étudié des cas aussi divers que les minorités au Japon ou en Chine, les Kabyles, les Noirs en France, les Indiens d'Amérique du sud, les Tatars de Russie… Ermine est un groupe pluridisciplinaire et ouvert. Il comprend des historiens, des géographes, des sociologues, des politistes, des littéraires ou des philosophes et il accueille volontiers tous les chercheurs qui veulent participer à ses travaux. En cinq ans, nous avons organisé une quarantaine de séminaires, qui ont débouché sur deux publications et ont permis, je l'espère, de nourrir le débat.
Pourquoi s'intéresser à ces questions ?
Certains d'entre nous, par leur itinéraire de vie, étaient déjà sensibles à ces thématiques et ont décidé d'approfondir leur réflexion. D'autres ont voulu creuser une question qui se trouve souvent au cœur d'une actualité brûlante.
La question des minorités est pourtant souvent négligée en France. Pourquoi ?
La conception unitaire de la nation, issue d'une longue tradition philosophique et politique, est très largement partagée en France et s'est longtemps traduite par un désintérêt ou une forme de méfiance des sciences sociales françaises envers l'étude de la diversité culturelle. Il n'en va pas de même dans divers autres pays. Aux États-Unis, dès les années 1930, l'École de Chicago a brillamment étudié les étrangers et les minorités. Néanmoins, depuis les années 1960-1970, plusieurs vagues successives de revendications minoritaires se sont succédé dans le monde, qui ont amené les sciences sociales françaises à se pencher, elles aussi, sur la question de la diversité, autrefois considérée comme négligeable.
En quoi apportez-vous quelque chose de nouveau à la réflexion sur la Bretagne ?
Désormais, beaucoup de gens s'intéressent à la diversité culturelle, mais ils ne prennent pas toujours en considération le cas breton. À l'inverse, d'autres réfléchissent à la Bretagne sans approfondissement théorique ou désir de comparer. Je crois que ce que nous apportons de nouveau, c'est la combinaison de trois axes de recherche : nous tentons d'approfondir notre regard sur la Bretagne contemporaine, tout en nous interrogeant avec beaucoup de curiosité sur ce qui se passe ailleurs dans le monde, et en essayant de mieux comprendre les notions complexes d'identité, de minorité, d'ethnicité ou de diversité. C'est cette combinaison qui est féconde.
Certains, pourtant, nient que la Bretagne puisse être un sujet d'études…
Il y a quelques années, le grand sociologue américain Howard Becker se moquait des collègues qui, au fil de sa carrière, l'avaient accusé d'étudier « de simples crottes de mouches sur le papier peint de la vie ». Tout fait social, soulignait-il, mérite l'attention des sciences sociales. La Bretagne contemporaine est donc un objet d'étude légitime. Le contester, c'est exercer un pouvoir et non pas mener une démarche scientifique.
D'autres se plaignent que la Bretagne soit un impensé ?
Ils n'ont pas tort. Le problème vient du fait que beaucoup de Bretons, dans le passé, ayant souffert de leurs origines sociales modestes, ont associé la langue et la culture bretonnes à de l'arriération… Il est vrai qu'on les y a bien aidés ! Le rôle de l'école dans ce processus n'a peut-être pas encore été suffisamment étudié. Il a donc existé une certaine « honte bretonne », qui n'a pas complètement disparu mais qui, en s'estompant, a fait place à une émotion positive. Aujourd'hui encore, les personnes qui évoquent la Bretagne se cantonnent souvent au registre de l'émotion, sans passer à celui de la réflexion. En ce sens, on peut dire que la Bretagne demeure très insuffisamment pensée. La chose n'est sans doute pas aisée, j'en conviens. Au fil de mes enquêtes, en interrogeant de nombreux Bretons, parfois d'une vaste culture et d'une grande capacité intellectuelle, je m'aperçois souvent que « penser la Bretagne » leur pose un vrai problème ! Ils n'y parviennent pas, qu'elle leur semble être un objet dérisoire ou au contraire qu'ils soient trop passionnés. Autant qu'un impensé, la Bretagne semble être parfois un impensable !
D'où un besoin d'approfondissement théorique ?
En tant que chercheurs, nous avons besoin d'éléments pour alimenter notre réflexion. Il nous faut nous appuyer sur les outils qui ont été forgés ailleurs ou par les générations qui nous précèdent. La réalité dépasse toujours les capacités d'entendement humain. Pour en comprendre ne serait-ce qu'une partie, il faut donc simplifier, nuancer, séparer le monde en catégories, forger des typologies qui permettent de mieux comprendre. La réflexion théorique permet également d'étudier certaines choses qui paraissent être des évidences, mais qui n'en sont pas. De nous confronter à la réalité, de nous interroger sur nos propres mythes. Si vous me permettez une métaphore, les apports théoriques sont comme un carburant, indispensable au cerveau pour progresser.
De nombreux articles de ce nouvel ouvrage sont consacrés à des minorités dans le monde. Qu'apporte leur cas à l'étude de ce qui se passe en Bretagne ?
Le livre comporte en effet des articles sur des situations aussi diverses que celles des Basques et des Catalans en Espagne, des Kabyles, des Indiens d'Amérique du Sud, des Tatars et des Bachkirs en Russie… Or, à les lire, on ne peut manquer d'être frappé, notamment, par la simultanéité des luttes menées pour la reconnaissance des minorités partout dans le monde. Dans les années 1960 et 1970 s'est produit un renouveau des minorités sur tous les continents, même en URSS, alors qu'on aurait pu penser que le régime soviétique contrôlait parfaitement ses populations et était en mesure d'empêcher l'éclosion d'un tel mouvement. La comparaison révèle que nous ne sommes pas un cas unique : des problèmes de nature similaire se posent partout sur la planète mais à des degrés divers et dans des contextes historiques et sociaux différents. Observer le monde enrichit notre regard sur nous-mêmes, de même que mieux nous connaître affine notre compréhension d'autrui. À cet égard, je pense qu'il serait intéressant de réhabiliter le concept de « minorité nationale » en France. Très utilisé dans les années 1970, notamment par la gauche, il est passé à la trappe lors de la décennie suivante. Hors de France, pourtant, il continue d'être utilisé par les sciences sociales et il me semble utile pour la recherche.
Pourquoi ?
Parce qu'il contribue à éviter la confusion entre les différents types de minorités. L'idée, que je reprends au philosophe canadien Will Kymlicka, est de distinguer les minorités nationales (qui constituaient des sociétés autonomes et territorialement délimitées avant d'être intégrées à un État), des groupes ethniques (c'est-à-dire les immigrants qui ont quitté leur communauté nationale pour s'installer dans une autre société) et des nouveaux mouvements sociaux (constitués, notamment, par les homosexuels, les femmes, les pauvres ou les personnes handicapées, que la société a marginalisés). Bien sûr, il peut y avoir des analogies entre les revendications de ces minorités, mais il paraît judicieux d'éviter l'amalgame, et c'est en cela que le concept de minorité nationale est utile.
Plus d'info sur : www.bretagne-recherche.net
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