Les musiques celtiques et la mondialisation…

Interview publié le 26/07/08 16:06 dans Cultures par Solange Collery pour Solange Collery
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Dominique Bertrand (photo de son site).
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Le Diabolus des Sages. Une dissonance interdite. Éd. Signatura.

Les musiques celtiques et la mondialisation… Échange avec Dominique Bertrand, anthropologue musical

Propos recueillis par Solange Collery

— Vous êtes « anthropologue de la musique » mais aussi musicothérapeute et musicien.

[D. B.] — Oui. Après quelques années d'aventures musicales diverses avec une guitare (rock, jazz, créations pour le théâtre), une crise personnelle m'a conduit vers l'Est. L'achat d'une flûte sur le marché de Kaboul, suivi d'une nuit exceptionnelle avec des musiciens afghans, m'a définitivement ancré dans la planète musicale. Ma flûte m'est devenue plus précieuse que mon passeport : la musique permet d'entrer directement en contact avec la nervure la plus sensible d'une culture. La rencontre avec un maître de flûte indien m'a sensibilisé aux questions de pédagogie et de symbolisme sonore, et j'ai décidé de vivre diverses expériences du même type. J'ai ainsi travaillé le yoga du son en Inde, puis avec des chamans au Mexique, des percussionnistes au Maroc, des maîtres de flûtes du Japon, etc. tout en lisant tout ce que je pouvais trouver sur ces thèmes : rituels, spiritualité, psychologie, histoire.

Les questions sont venues : Comment agit la musique ? Quelle temporalité spécifique impose-t-elle à la conscience ? Que dit-elle à l'homme à propos de l'homme, et qui échappe aux mots ?

L'anthropologie de l'homme sonore est un domaine en jachère. La rencontre avec le monde de la musicothérapie - et le travail de Jacques Lacan - fut décisive, qui me poussa à tenter de traduire en langue occidentale moderne les concepts traditionnels. La musique nous ramène à l'instant présent du corps. Le son est métaphore d'une dimension vibratoire, pulsative, qui renvoie à la pulsion. Traditionnellement, le son est la matière de la création, et celui qui se met à l'écoute se trouve situé en ce lieu paradoxal d'où le monde est sorti, et d'où il sort à tout instant. D'où la dimension rituelle et magique, où la musique joue un rôle majeur : elle met en scène la création de l'univers dans l'instant présent. Elle est l'interface vibratoire entre la réalité quotidienne et le réel absolu qui en est la source.


— Commençons par le rapport entre la modernité et la musique tonale occidentale

[D. B.] — À mon retour d'Inde, j'avais l'impression que les musiques occidentales étaient sous papier glacé. Trop parfaites, trop lisses. J'ai fini par comprendre que c'était lié à la gamme tempérée et ce fait unique : le passage à la musique tonale au XVIIe siècle. Cette mutation apparaît comme énigmatique : qu'est-ce qui différencie la musique occidentale de toutes les autres ? Au Moyen-Âge, elle est encore largement semblable aux autres musiques de la planète. La musique modale (chant grégorien) était référencée sur une note unique. Le modèle en est le choeur des anges, qui est une christianisation de la musique des sphères de Pythagore. Un intervalle demeurait interdit, le triton, nommé aussi diabolus in musica, à cause de la tension qu'il génère, «dissonance parfaite».

L'évolution se profile dans les polyphonies du haut Moyen-Âge et l'extension du Jubilus du chant grégorien (court moment où la vocalisation sort des contraintes du verbe pour devenir pure musique). Dans cette multiplicité, l'écoute occidentale mute : la référence passe de la note unique à un groupe de trois notes, «l'Accord Parfait». La musique tonale se profile. Le grand retournement s'opère quand Monteverdi ajoute le si bémol à l'accord parfait Do-Mi-Sol, introduisant le triton (Mi-Sib). Il crée ainsi une tension qui ne peut être résolue qu'en modulant : la référence - fixe dans la musique modale – devient mobile. L'interdit transgressé devient le moteur de la modulation.

Il y a là un total retournement de valeur, qui s'opère en même temps avec Galilée, Descartes, Spinoza, dans la représentation de l'univers et de l'homme. La référence n'est plus Dieu, mais l'homme devant l'histoire. C'est l'entrée dans la modernité.

La musique quitte ici explicitement le cadre liturgique, la soumission à la parole sacrée : c'est seulement au XVIIe siècle que l'on commence à composer pour instruments seuls. Une musique libre – intelligente – une musique de la jouissance commence à se donner à entendre : l'ancien Jubilus a fini par prendre tous ses droits. L'évolution s'est poursuivie avec l'invention du Tempérament Égal (opération impliquant la médiation mathématique du triton juste), qui permet de libérer toutes les possibilités de modulations sur les douze degrés de la gamme. C'est la «Grande Musique» du XVIIIe, puis le Romantisme – tendant vers des modulations de plus en plus hardies, dissonantes. Ainsi Berlioz introduit Mephisto avec le triton (en associant les tonalités de Fa et Si) dans son « Faust » : avec les romantiques, l'interdit médiéval monte sur la scène de l'opéra sous la forme du Diable. Cela aboutit à Schoenberg, qui coupe le lien avec l'harmonie tonale.

Que dire d'aujourd'hui ? La notion de dissonance a largement perdu de son sens. Avec l'exploration a-tonale, l'introduction du hasard avec John Cage, la musique éléctro-acoustique, concrète, spectrale, etc., le fleuve occidental ressemble à un delta se jetant dans l'océan de la planète sonore. Avec la multiplication et la relativisation post-moderne des références, peut-on encore légitimement parler d'avant-garde musicale ? Dans un monde où tout est permis, peut-on parler d'évolution sans interdit à transgresser ? Aujourd'hui est un grand point d'interrogation.


— Et nous arrivons à la musique de la mondialisation marquée par un grand come-back des musiques du monde ?

[D. B.] — La musique joue ici un rôle essentiel. Les musiciens traditionnels de la planète s'entendent aisément. Un musicien jazz qui improvise avec un musicien celtique, ou indien, ou africain, cela fonctionne, pas besoin de discours. Les musiques traditionnelles sont largement modales. Elles restent en rapport avec quelque chose d'éternel dans l'être humain et partagent toutes une certaine familiarité : une danseuse coréenne crut reconnaître la musique de son pays en entendant la musique des Andes, et un maître indien de passage à Paris reconnaissait ses ragas dans les airs de musique d'un accordéoniste des rues. Il y a ainsi des points communs troublants dans la musique, l'instrumentation et la poésie des Bauls du Bengale, des Ashiks de Turquie, et des troubadours méridionaux : l'univers de la poésie vagabonde a un air de famille, malgré les siècles et les frontières.

Entendre le digeridoo, instrument le plus ancien au monde à l'unisson avec des formations musicales les plus diverses, nous montre bien que les siècles ne font rien à l'affaire. C'est un moment prodigieux, ces alliances et influences réciproques entre musiques tonales et musiques du monde, qui ouvre le chemin d'une transition collective: le passage d'une temporalité linéaire à une temporalité multiple, complexe, dont les résultats civilisationnels à long terme sont totalement imprévisibles.

Mais ce qui m'intéresse particulièrement ici, au-delà de la rencontre des musiques, c'est la rencontre des écoutes. L'enjeu anthropologique, c'est la mutation de l'écoute collective, impliquant le passage d'une écoute passive, réactive, à une écoute active consciente. Découvrir que si je peux faire bouger mon écoute, je peux entendre comment l'autre écoute. Dans le contexte actuel, c'est un enjeu éthique de première importance.


— Vous semblez accorder aux musiques celtiques une place particulière ?

[D. B.] — La vertu de l'art musical, c'est de capter certaines qualités temporelles, et de les préserver pour pouvoir les remettre en action plus tard. Lorsque j'écoute Mozart, c'est l'écoute de Mozart que j'entends, qui traverse les siècles comme par enchantement.

Les musiques celtiques ont maintenu vive la mémoire ancestrale d'une certaine écoute du monde. Quand je prends mon instrument (le luth Saz), je me retrouve spontanément avec ces musiques qui me sont comme implicites. Dans les années 70, le succès d'Alan Stivell joua un rôle très important pour moi, qui m'a ouvert d'immenses horizons à une époque où je ne jurais que de blues et de jazz... Les musiques celtiques m'ont alors renvoyé à une très ancienne mémoire précédant la révolution tonale. Une ancienne oreille. Celle des troubadours, par exemple...

Déjà les grands bardes gallois, tels Taliesin, Myrddin Wyllt, Myrddin Emrys… Merlin et toute la « matière de Bretagne » du Moyen-âge, ont su inscrire les connaissances druidiques dans leurs chants, avec plusieurs niveaux de significations, dans un monde chrétien alors en plein essor. Aujourd'hui, les musiques celtiques ont fortement marqué la musique américaine et européenne. Il y a un barde derrière Bob Dylan. Peter Gabriel, fondateur du Womad - rendez-vous planétaire des musiques du monde - est bien un héritier de cette musique. De par cette position, il me semble que les musiques celtiques ont à jouer un rôle essentiel dans cette mutation de l'écoute collective, à l'articulation entre les musiques du monde et la musique occidentale. Elles maintiennent un mode d'écoute à la fois solide et ouvert, capable d'intégrer les influences les plus diverses, tout en approfondissant son caractère avec une fécondité indiscutable.


Livres :

  • Le Diabolus des Sages ; Une dissonance interdite, Éd. Signatura ;
  • La Prière du Serpent ; «La Voix dans la Bible», Éd.Signatura ;
  • Les Maîtres du Son (à paraître).

    Contacts : (voir le site) de Dominique Bertrand
    (voir le site) de l'éditeur Signatura.


    Co-publié dans l'Interceltique, le magazine du festival interceltique de Lorient, été 2008.


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